Carl Rogers, psychologue humaniste réputé pour son approche centrée sur la personne, a exploré vers la fin de sa carrière une dimension intuitive et spirituelle dans sa pratique thérapeutique. Bien que longtemps sceptique quant à ces phénomènes, il en vient à reconnaître explicitement leur importance dans son ouvrage de référence, A Way of Being (1980).
Des états de conscience élargis
Rogers témoigne d’expériences où il accède à une forme de conscience modifiée, lui permettant de se connecter profondément avec ses clients :
« Lorsque je suis au mieux de ma forme, en tant qu’animateur de groupe ou thérapeute, je découvre une autre caractéristique. Je constate que lorsque je suis le plus proche de mon moi intérieur et intuitif, lorsque je suis en quelque sorte en contact avec l’inconnu qui est en moi, lorsque je suis peut-être dans un état de conscience légèrement modifié, alors tout ce que je fais semble être plein de guérison. Alors, ma simple présence libère et aide l’autre. » — Carl Rogers, A Way of Being (1980, p.129)
Ces moments intuitifs échappent au contrôle rationnel de Rogers. Il souligne leur aspect inexplicable mais profondément bénéfique :
« Il n’y a rien que je puisse faire pour forcer cette expérience, mais lorsque je peux me détendre et être proche du noyau transcendantal qui est en moi, je peux alors me comporter de manière étrange et impulsive dans la relation, des manières que je ne peux pas justifier rationnellement, qui n’ont rien à voir avec mes processus de pensée. Mais ces comportements étranges se révèlent justes, d’une manière étrange : il semble que mon esprit intérieur ait atteint et touché l’esprit intérieur de l’autre. » — Carl Rogers, A Way of Being (1980, p.129)
L’émergence de la dimension spirituelle
Rogers reconnaît la dimension transcendante ou spirituelle de ces expériences, dépassant le cadre purement psychologique :
« Nos expériences en thérapie, et en groupe, impliquent clairement ce qu’il y a de transcendant, d’indescriptible, de spirituel. Je suis contraint de croire que, moi, comme beaucoup d’autres, j’ai sous-estimé l’importance de cette dimension mystique et spirituelle. » — Carl Rogers, A Way of Being (1980, p.130)
La relation thérapeutique devient ainsi un terrain fertile pour une rencontre d’une nature différente, presque mystique, où les frontières habituelles entre thérapeute et client semblent s’effacer.
Témoignages et perspectives critiques
La reconnaissance par Rogers de ces dimensions intuitives et transpersonnelles a suscité diverses réactions parmi ses collègues et biographes. Brian Thorne, figure influente du courant centré sur la personne, considère même que cette ouverture tardive de Rogers a une portée spirituelle considérable :
« Brian Thorne parle de la “puissance mystique” de la thérapie centrée sur la personne. Il estime que l’histoire montrera que Rogers aura été l’une des influences majeures dans l’évolution spirituelle de l’humanité au XXIe siècle. » — Brian Thorne, The Mystical Power of Person-Centred Therapy (2002)
De même, le psychologue Tobin Hart voit dans les récits de Rogers des parallèles clairs avec des expériences mystiques classiques :
« Les descriptions par Carl Rogers de ses moments vécus en thérapie semblent révéler une forme de connaissance mystique, qui est au fondement même de son approche. » — Tobin Hart, « Carl Rogers as Mystic? », The Person-Centered Journal 6(1), 1999
Toutefois, John K. Wood, proche collaborateur de Rogers, rappelle qu’il convient de ne pas exagérer l’importance de cette évolution tardive :
« Rogers est resté un humaniste ouvert d’esprit jusqu’au bout : le simple fait qu’il ait rendu visite à des médiums et gardé l’esprit ouvert sur ces mystères ne justifie pas qu’on le range d’office dans le camp transpersonnel. Son intérêt tardif pour le spirituel ne doit pas occulter l’essence de son message, toujours centré sur la croissance personnelle, la relation et l’expérience vécue. »
Conclusion
Les expériences intuitives et transpersonnelles décrites par Carl Rogers à la fin de sa vie enrichissent profondément son approche humaniste. Elles témoignent de l’existence d’une dimension subtile et spirituelle dans la relation thérapeutique, dimension longtemps ignorée mais désormais pleinement reconnue. Rogers offre ainsi une ouverture précieuse pour l’intégration de l’intuition et de l’expérience transpersonnelle dans l’accompagnement thérapeutique contemporain.