Quand l’humaniste explore les frontières de la conscience

Carl Rogers, père fondateur de l’Approche Centrée sur la Personne (ACP), est longtemps resté discret voire sceptique vis-à-vis des dimensions spirituelles ou mystiques. Pourtant, à la fin de sa vie, une série d’expériences personnelles va l’amener à revoir profondément son regard sur la spiritualité.

Une prudente ouverture au spirituel

Jusqu’aux années 1980, Rogers avait toujours évité de s’engager explicitement dans les questions spirituelles. Pourtant, dans son ouvrage-testament A Way of Being (1980), il s’aventure timidement sur ce terrain en reconnaissant :
« Ici, j’en suis sûr, beaucoup de lecteurs me fausseront compagnie » (Carl Rogers, A Way of Being, 1980, p. 130).
Cette prudence montre combien cette évolution constituait une étape sensible et significative pour lui.

Des expériences personnelles bouleversantes

Le décès de sa femme Helen en 1979 a été déterminant pour Rogers. Helen, elle-même sceptique, a vécu des expériences extraordinaires à l’approche de sa mort :
« Pendant les tout derniers jours, Helen a eu des visions de sa famille, ce qui la rendait de plus en plus certaine qu’elle serait accueillie « de l’autre côté » […] Elle a eu la vision d’une lumière blanche bienfaisante qui s’approchait, la soulevait de son lit puis la recouchait » (Carl Rogers, A Way of Being, 1980, p. 90).
Ces événements, ainsi qu’une séance étonnante avec un médium, ont profondément marqué Rogers :
« Toutes ces expériences m’ont rendu bien plus ouvert à la possibilité d’une continuation de l’esprit humain individuel – chose que je n’avais jamais cru possible. Elles m’ont passionné pour tous les phénomènes paranormaux et ont profondément changé ma compréhension du processus de la mort. Je considère désormais comme possible que chacun de nous soit une essence spirituelle continue, perdurant à travers le temps et s’incarnant occasionnellement dans un corps humain » (Carl Rogers, A Way of Being, 1980, p. 90-91).

La présence thérapeutique : une expérience quasi mystique

Dans ses écrits tardifs, Rogers décrit également des expériences d’états de conscience modifiés lors de séances thérapeutiques ou d’animation de groupes :
« Lorsque je suis au mieux de ma forme, en tant qu’animateur de groupe ou thérapeute, je découvre une autre caractéristique. Je constate que lorsque je suis le plus proche de mon moi intérieur et intuitif, lorsque je suis en quelque sorte en contact avec l’inconnu qui est en moi, lorsque je suis peut-être dans un état de conscience légèrement modifié, alors tout ce que je fais semble être plein de guérison. Alors, ma simple présence libère et aide l’autre » (Carl Rogers, A Way of Being, 1980, p. 129).
Cette expérience subjective le conduit à identifier clairement une dimension transcendante dans la relation d’aide :
« Nos expériences en thérapie, et en groupe, impliquent clairement ce qu’il y a de transcendant, d’indescriptible, de spirituel. Je suis contraint de croire que, moi, comme beaucoup d’autres, j’ai sous-estimé l’importance de cette dimension mystique et spirituelle » (Carl Rogers, A Way of Being, 1980, p. 130).

Témoignages et perspectives critiques

Plusieurs contemporains ont commenté cette inflexion spirituelle tardive. Brian Thorne, spécialiste reconnu de l’ACP, souligne :
« Brian Thorne parle de la “puissance mystique” de la thérapie centrée sur la personne. Il estime que l’histoire montrera que Rogers aura été l’une des influences majeures dans l’évolution spirituelle de l’humanité au XXIe siècle » (Brian Thorne, The Mystical Power of Person-Centred Therapy, 2002).
Tobin Hart, psychologue transpersonnel, va jusqu’à interpréter ces expériences comme relevant clairement du mysticisme :
« Les descriptions par Carl Rogers de ses moments vécus en thérapie semblent révéler une forme de connaissance mystique, qui est au fondement même de son approche » (Tobin Hart, « Carl Rogers as Mystic? », The Person-Centered Journal, 1999).
Cependant, d’autres, comme John K. Wood, invitent à ne pas surinterpréter cette ouverture. Rogers reste fondamentalement humaniste, curieux mais prudent, sans jamais totalement embrasser le transpersonnel comme une nouvelle doctrine.

Une ouverture inspirante

Le parcours tardif de Rogers vers une ouverture spirituelle et transpersonnelle enrichit considérablement son héritage. Tout en restant fidèle aux principes humanistes de respect et d’authenticité, il démontre que l’exploration spirituelle et intuitive peut être une dimension légitime et puissante dans l’accompagnement thérapeutique.
Cette évolution finale prépare naturellement la voie à des approches telles que l’Approche Intuitive Centrée sur la Personne (AICP), qui intègre explicitement ces dimensions tout en conservant l’esprit profondément rogérien de respect, d’autonomie et d’authenticité.
Sources :
  • Carl Rogers, A Way of Being (1980)
  • Brian Thorne, The Mystical Power of Person-Centred Therapy (2002)
  • Tobin Hart, « Carl Rogers as Mystic? », The Person-Centered Journal (1999)
  • John K. Wood, témoignages sur Carl Rogers (1985-1990)